Désinformation, accès à la mer et rivalités régionales : le Bénin sous pression

Les heures critiques qui ont entouré la tentative de coup d’État au Bénin n’ont pas seulement été marquées par des manœuvres politiques et sécuritaires. Elles ont également été accompagnées d’une offensive numérique coordonnée, révélatrice de la place désormais centrale de la guerre informationnelle dans les recompositions géopolitiques ouest-africaines. Au plus fort de la crise, les réseaux sociaux ont été saturés de fausses alertes, de rumeurs alarmistes et de contenus visant à créer un climat de panique. La page Facebook « Notre Bénin », particulièrement active durant cette séquence, a diffusé en continu des messages anxiogènes et des narratifs déstabilisateurs. Des analyses techniques indiquent que l’administration de cette page serait localisée hors du territoire béninois, précisément au Burkina Faso, et que certaines traces numériques convergent vers le BIR-C (Bataillon d’Intervention Rapide – Communication), une unité spécialisée dans la guerre informationKindjahoundén place après la prise de pouvoir du capitaine Ibrahim Traoré en 2022, avec une assistance étrangère attribuée à la Russie. Un communiqué, brièvement publié puis supprimé, annonçant l’accueil à Ouagadougou du colonel Pascal Tirgri, présenté comme l’une des figures du putsch, sous protection de l’Alliance des États du Sahel (AES), a renforcé l’hypothèse d’une coordination transnationale. Cette publication prématurée, manifestement désynchronisée des événements réels, apparaît comme une erreur de propagande, mais aussi comme un indice d’anticipation concertée.

Cette guerre numérique s’est articulée autour de trois objectifs récurrents : créer le doute et semer la panique à travers de fausses alertes sécuritaires, des vidéos manipulées ou sorties de leur contexte et des rumeurs annonçant l’effondrement imminent des institutions ; délégitimer l’État béninois en le présentant, dans les réseaux pro-AES, comme un État « anti-sahélien », un « bras armé de la CEDEAO » ou un obstacle à l’« émancipation » des peuples du Sahel ; enfin, préparer psychologiquement l’opinion sahélienne à une confrontation régionale, en construisant artificiellement en ligne une forme de légitimité populaire mobilisable en cas de crise ouverte.

Dans cet écosystème informationnel, un acteur installé hors de la zone immédiate de conflit s’est imposé comme un relais central : Ibrahima Maïga, journaliste-activiste burkinabè vivant en Amérique du Nord. Connu pour ses positions panafricanistes radicales et son soutien assumé aux régimes militaires du Sahel, Maïga est régulièrement présenté par des sources médiatiques régionales comme un communicant non officiel de la sphère burkinabè et un relais stratégique des narratifs favorables à l’AES. Sans occuper de fonction institutionnelle déclarée, il anime depuis l’étranger plusieurs plateformes numériques, dont le média en ligne Nouvelles d’Afrique, conçu comme un canal de diffusion rapide de contenus politiques et sécuritaires à destination des publics sahéliens et de la diaspora. Lors de la tentative de putsch au Bénin, Nouvelles d’Afrique a figuré parmi les tout premiers canaux à diffuser la vidéo des putschistes, avant même de nombreux médias locaux, puis à relayer en primeur la vidéo attribuée au capitaine Kindjahoundé. Cette chronologie suggère l’existence de circuits de transmission anticipés, permettant une projection immédiate de contenus sensibles dans l’espace informationnel international. Le rôle de Maïga illustre la zone grise propre aux guerres numériques contemporaines, où se confondent activisme militant, journalisme partisan, influence stratégique et communication politique externalisée, son implantation en Amérique du Nord offrant en outre une capacité de diffusion hors de portée immédiate des régulations nationales ouest-africaines.

Derrière cette bataille informationnelle se profile une réalité structurelle plus profonde : l’enclavement géographique du Sahel. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger partagent un handicap stratégique majeur, l’absence d’accès direct à la mer, qui renchérit considérablement leurs coûts commerciaux et limite leur autonomie économique. Dans ce contexte, le port de Cotonou est devenu un enjeu stratégique central. Près de la moitié de son trafic de transit est destinée aux pays sahéliens, le corridor béninois constitue l’accès le plus direct pour le Niger et représente une voie logistique essentielle pour le Burkina Faso. Le Bénin n’est donc plus un simple voisin, mais un verrou économique et géopolitique.

Face aux tensions avec la CEDEAO et aux restrictions logistiques croissantes, l’Alliance des États du Sahel multiplie les initiatives pour sécuriser des accès alternatifs à l’Atlantique. Des pressions diplomatiques ont été exercées sur le Togo, notamment autour du port de Lomé et des exportations d’uranium nigérien, tandis que la Guinée a publiquement promis d’accompagner l’« accession à la mer » du Mali. Ces démarches dessinent une stratégie cohérente visant à diversifier les points d’accès maritimes, à contourner les ports contrôlés par des États perçus comme alignés sur la CEDEAO et à sécuriser des corridors compatibles avec les nouvelles alliances militaires du Sahel. Pourtant, malgré ces tentatives, le Bénin demeure incontournable, et cette dépendance contrainte nourrit la tentation de le fragiliser politiquement et informationnellement.

La montée en puissance de l’AES est indissociable du rôle croissant de la Russie dans la région. L’exemple de l’uranium nigérien est révélateur : Moscou aurait sécurisé l’achat d’environ mille tonnes à des conditions tarifaires avantageuses, alors même que les cours mondiaux ont fortement progressé. Pour la Russie, un tel accord n’a de sens stratégique que si les flux peuvent rejoindre l’Atlantique sans entrave, ce qui confère une importance cruciale aux corridors maritimes ouest-africains. La sécurisation d’infrastructures portuaires, la fiabilité des routes logistiques et l’influence politique sur les États côtiers apparaissent dès lors comme des priorités stratégiques.

L’Afrique de l’Ouest se retrouve ainsi structurée autour de deux blocs de plus en plus distincts. D’un côté, les États côtiers, dont le Bénin, le Togo, le Ghana, la Côte d’Ivoire et le Sénégal, attachés à la stabilité institutionnelle et à la protection des corridors commerciaux. De l’autre, le bloc sahélien formé par le Mali, le Burkina Faso et le Niger, engagé dans une rupture assumée avec la CEDEAO, une souveraineté militarisée et une quête stratégique d’accès à l’océan. Dans cette confrontation silencieuse mais profonde, le Bénin apparaît comme un épicentre. Tentative de putsch, guerre numérique, opérations d’influence transfrontalières, relais médiatiques en exil, pressions diplomatiques, enjeux miniers et soutien russe convergent vers un même point de tension. L’instabilité béninoise ne relève donc pas du hasard : elle s’inscrit au cœur d’un affrontement régional où contrôler l’accès à la mer revient, plus que jamais, à contrôler la puissance.

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