Wael al-Sayed parcourt depuis des années les champs du delta du Nil pour cueillir le jasmin destiné aux parfumeries de luxe. Ces étés, les fleurs se font rares et leur parfum s’affaiblit. À Chobra Beloula, village situé à une centaine de kilomètres au nord du Caire, ce cultivateur de 45 ans remarque que la chaleur perturbe la floraison : sa récolte quotidienne a chuté de six à deux ou trois kilos. Dans cette région fertile, des milliers de familles vivent de la cueillette de juin à octobre, travaillant entre minuit et l’aube pour profiter de l’intensité aromatique des fleurs. Mais les vagues de chaleur, les sécheresses prolongées et les infestations de parasites mettent en péril cette tradition. Certains abandonnent, d’autres, comme M. al-Sayed, continuent en mobilisant toute la famille sur de petites parcelles.
L’Égypte fournit près de la moitié de la concrète de jasmin mondiale, pâte cireuse essentielle aux parfums de luxe, mais la production nationale a reculé, passant de 11 tonnes par an dans les années 1970 à 6,5 tonnes aujourd’hui. Les cueilleurs expérimentés, comme Ali Emara, 78 ans, constatent que les étés sont devenus plus brûlants et affectent la qualité des fleurs. Les températures élevées perturbent la floraison, réduisent la concentration en huile essentielle et favorisent les nuisibles, expliquent les experts du Carboun Institute. Entre 2000 et 2020, la température moyenne en Égypte a augmenté de 0,38°C par décennie, selon l’Agence Internationale de l’Énergie. Cette chaleur diminue l’intensité olfactive du jasmin, alors que des insectes et acariens prolifèrent, aggravant la situation.
À Grasse, capitale mondiale du parfum, Alexandre Levet, dirigeant de la French Fragrance House, observe que plusieurs ingrédients naturels souffrent du dérèglement climatique et que de nouveaux terroirs doivent être explorés. Dans le delta du Nil, la montée de la Méditerranée accroît la salinité des sols, fragilisant les cultivateurs. Livrés à eux-mêmes, ces travailleurs perçoivent des revenus dérisoires : alors que le kilo d’absolue se vend plus de 5.000 euros, les cueilleurs touchent seulement deux euros pour un kilo de fleurs, nécessitant près d’une tonne de pétales pour produire quelques kilos de concrète. La dévaluation de la livre égyptienne depuis 2022 a encore aggravé leur précarité. En juin, une grève a réclamé une augmentation à 150 livres par kilo ; la hausse obtenue n’a été que de 10 livres. Entre la baisse des récoltes et le réchauffement climatique, la survie de cette communauté est menacée, et certains villages risquent de devenir invivables, préviennent les experts.